Discriminations et cause animale : la banalisation de l’inacceptable

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La cause animale (au sens large) prend de l’ampleur en France. Il est donc logique que de plus en plus de personnes la rejoignent. En principe, c’est une bonne chose. Mais seulement en principe, car le nombre n’est jamais gage de qualité ou de valeur. En pratique, il se trouve que dans la cause animale il y a des personnes de toutes les sensibilités politiques. Beaucoup de malentendus et de conflits sont donc nés suite à cette diversification des militants. Généralement, ces malentendus et conflits sont dus à une compréhension limitée de ce que sont l’antispécisme ou le véganisme et de ce qu’il faudrait faire pour rendre justice aux animaux autres qu’humains. Je vais donc passer en revue quelques raisons qui freinent le bon déroulement de cette noble lutte et aussi décrire certains concepts pour mieux en saisir les différences et les similitudes. Cela, je l’espère, évitera à certains de s’embourber dans des « débats » sans fin.

  1. La Protection Animale (P.A.)

On appelle généralement «protection animale » un combat qui a pour volonté et pour but de diminuer les souffrances des animaux exploités par les humains. Ainsi, les partisans de la « protection animale » souhaitent que soient interdites toutes les pratiques qui font souffrir « inutilement » les animaux. Il y a, entre autres, la castration à vif, le foie gras, les transports trop longs, la corrida et ainsi de suite. Mais sont tolérés les élevages « respectueux » des animaux et les façons de tuer « humaines ». Sur quelle base ces critères sont décidés, personne ne le sait. Mais, en tout cas, ces critères ne sont pas particulièrement bénéfiques aux animaux puisque ceux-ci peuvent quand même se faire exploiter et tuer. Ainsi, la « protection animale » permet l’exploitation et la mise à mort des animaux mais souhaite que ces actes se fassent avec délicatesse et tendresse…

  1. Le welfarisme (ou le bien-être)

Le « welfarisme » est une théorie qui, appliquée à la cause animale, sonne ainsi : « il faut, pour les animaux et par respect pour eux, des cages plus grandes et des chaînes plus longues ». Le « welfarisme » est ainsi l’idéologie qui est à la base du combat appelé Protection Animale. Pour les welfaristes les animaux sont naturellement à notre service et il est justifié de les exploiter et les tuer, mais non pas de les torturer. Les welfaristes ne souhaitent aucunement la fin de toute exploitation des animaux mais seulement une modification du système de telle sorte que les pratiques supposées les plus cruelles soient réduites ou abolies. Pour le welfarisme, les animaux sont nos esclaves mais nous devons être pour eux des maîtres bienveillants.

  1. L’abolitionnisme

Dans le cadre de la cause animale, est « abolitionniste » une théorie qui affirme que les animaux ne nous appartiennent pas, que nous n’avons aucun droit à les exploiter ou tuer et que, par conséquent, toute pratique portant atteinte à leur intégrité physique ou psychique devrait être abolie. Pour les abolitionnistes, il ne doit y avoir aucune chaîne ni aucune cage et les animaux doivent jouir de la même liberté dont jouissent normalement les humains.

  1. L’antispécisme

Le « spécisme » est une théorie qui affirme qu’il y a des espèces par nature supérieures en valeur morale à d’autres espèces. Généralement, l’espèce humaine est placée en haut de la pyramide des valeurs. Viennent ensuite, pour les occidentaux par exemple, les chiens, les chats, les chevaux, les lapins et ainsi de suite. Plus une espèce est exploitée, plus elle est positionnée bas sur l’échelle des valeurs (étrange paradoxe n’est-ce pas ?). Ainsi, est spéciste non seulement celui qui affirme que les humains ont plus d’importance que les autres animaux, mais aussi celui qui affirme que les chiens sont plus importants que les cochons ou que les chevaux sont plus importants que les poulets. Quelqu’un qui caresse « son » chien tout en plantant sa fourchette dans une chair animale a un comportement spéciste. Donc, l’antispécisme est une théorie qui s’oppose à cette discrimination et à cette hiérarchie. L’antiracisme s’oppose à des discriminations injustifiées parmi les humains et l’antispécisme s’oppose à des discriminations injustifiées parmi les autres animaux ou entre les humains et les autres animaux.

  1. La sentience

Est « sentient » un être qui a des sensations physiques (douleur, soif, faim, froid, plaisir…) et psychologiques (stress, peur, espoir, tristesse, sentiment de solitude, joie, souffrance…). Ainsi, tous les individus animaux doués de sentience seront appelés « êtres sentients ». Ces êtres, de par leur constitution inhérente, ont des intérêts (intérêt à ne pas souffrir par exemple, ou bien intérêt à disposer de leur corps).

  1. Le véganisme

Le « véganisme » est une théorie morale qui affirme que tous les êtres sentients sont égaux en droits fondamentaux (droit à la vie, à la liberté, au bonheur ou au bien-être, au respect de leur intégrité physique et psychique, à ne pas être la propriété de quelqu’un). Originellement, le « véganisme » décrivait le comportement des « végans » c’est à dire des personnes qui boycottaient toute entreprise ou institution qui exploitait ou tuait les animaux autres qu’humains. Il devient de plus en plus évident qu’on ne peut séparer de manière catégorique et logique le monde des animaux humains et celui des animaux autres qu’humains. Les humains sont eux aussi des êtres sentients et, à ce titre, ils méritent que leurs droits soient tout autant respectés que ceux de tous les autres animaux sentients. Il n’y a aucune raison de mettre les humains à part, à moins de vouloir tomber dans le spécisme… Tous les animaux sentients sont différents les uns des autres, mais il n’y a là aucune raison de tracer des frontières arbitraires et discriminatoires. Est donc spéciste aussi celui qui, pour une raison ou pour une autre, placerait une espèce animale autre qu’humaine au dessus de l’espèce humaine. Le véganisme considère les êtres sentients comme des individus à part entière qui doivent être traités à égalité, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent. Puisque tous les individus sentients doivent être traités avec le même respect de leurs droits fondamentaux, il est incontestable que tous les humains sont égaux en droits fondamentaux. L’homophobie, le sexisme, la xénophobie, le racisme et toute autre discrimination arbitraire et injustifiée vont donc à l’encontre du véganisme. On ne peut être véritablement végan si on discrimine intentionnellement des groupes d’êtres sentients et ce, quelles qu’en soient les raisons ou les justifications. Toute discrimination arbitraire et injustifiée dirigée contre un individu sentient est une atteinte au véganisme. Ainsi, toute personne ou association qui se complaît dans une attitude discriminatoire ou bien qui la propage lutte en fait contre le véganisme, qu’elle le veuille ou non.

  1. La politique et la cause animale

Le terme « politique » vient du Grec polis qui signifie « ville ». Ainsi, au sens premier, la politique c’est ce qui concerne la vie dans la ville. Par extension, la politique concerne la vie des citoyens d’un État. La vie des citoyens dans un État est réglée, en principe, par des lois choisies par les représentants du peuple (dans le cas des démocraties). Ces lois concernent tous les aspects de la vie : l’éducation, la culture, la sécurité, le travail, les transports, la santé… Mais elles concernent aussi, et quoi qu’en disent ceux qui « ne sont là que pour les animaux et ne font pas de politique », la vie (et la mort…) des animaux dans l’État. La loi, créée par des représentants du peuple, autorise ou interdit certaines pratiques dont les animaux sont les premières victimes. Elle autorise, par exemple, grâce à une belle entorse, la corrida. Elle autorise aussi les élevages, les abattoirs, l’expérimentation animale et, pour cette dernière, elle l’exige même pour les médicaments. Les animaux vivent donc, du début et jusqu’à la fin de leur pauvre vie sous le joug de la loi humaine. Les militants de la cause animale veulent l’interdiction de la corrida ou de l’expérimentation animale. Cette interdiction n’est-elle pas obligée de se faire par la loi ? La loi n’est-ce pas principalement de la politique ? On le sait bien, tout ce qui n’est pas interdit par la loi, est autorisé. Ainsi, si la loi n’interdit pas la corrida, qui pourra l’interdire ? Il ne faut pas se leurrer… Vouloir changer la condition des animaux c’est aussi vouloir changer les lois qui les oppriment. Écrire une pétition à je ne sais quel ministre ou faire des campagnes du style « En 2012 les taureaux voteront » mais dire, de l’autre côté, que la politique n’est pas notre affaire car nous ne sommes là que pour les animaux c’est, au mieux, de l’ignorance, au pire de la mauvaise foi. La cause animale est politique, que cela plaise ou non.

Et c’est là que le problème s’approfondit. La politique concerne les animaux autres qu’humains mais concerne aussi les animaux humains. Par exemple, la plupart des partis politiques s’occupent de tous les domaines de la vie des citoyens mais aussi des animaux vivant à notre service. Il est ainsi rare qu’un parti politique ne s’occupe que d’une cause, disons, par exemple, que de la culture, que de la sécurité ou que de la cause animale. La plupart des partis ont une vision d’ensemble, plus ou moins cohérente, qui a la prétention d’englober toute la vie en société. Ainsi, cautionner un parti seulement parce que sur un sujet donné il nous semble correct voire très avancé, tout en ignorant le reste de son idéologie peut, au moment venu, se retourner contre nous et contre tous ceux qui n’y sont pour rien. Il y a sûrement dans tous les partis de bonnes idées et des personnes honnêtes. Mais il faut aussi, et principalement, regarder l’ensemble : l’idéologie du parti est-elle acceptable dans l’ensemble ou bien seulement par certains points précis ? Cette idéologie est-celle compatible avec certaines idées du parti qui ne semblent pas coller à l’ensemble ? Pour prendre un exemple très simple, ce n’est pas parce qu’un parti s’oppose au halal qu’il s’intéresse particulièrement aux animaux. Il faut regarder son programme en entier, car, une fois au pouvoir, c’est bien ce programme (normalement) que le parti appliquera. Alors, s’il est contre le halal, mais pour la chasse, la corrida ou la vivisection, contre l’avortement et pour la diminution de la liberté d’expression, pour la diminution des moyens attribués à l’éducation et ainsi de suite, il faut peut-être se poser la question deux fois de savoir s’il est bien de le soutenir. Il y a des partis qui, de manière démagogique, font semblant d’être concernés par un sujet de société qui touche beaucoup de citoyens mais, au fond, ce n’est là qu’une manipulation de plus. Seul l’ensemble compte dans ce cas, on ne choisit pas un parti malgré ses « mauvaises » idées sur tant de sujets juste parce qu’il a une seule bonne idée. Il y a des partis qui ont un projet d’ensemble qui est cohérent et viable, pourquoi ne pas se tourner vers eux ? Et si ces partis n’existent pas, il faut les créer mais non pas faire de si gros compromis avec des partis qui ne sont viables que sur un point ou deux.

Entre les humains et les autres animaux il n’y a qu’une frontière arbitraire. Tous les partis qui sont prêts à opprimer les humains, seront d’autant plus prêts à opprimer les animaux car ce n’est pas là une question d’espèce mais une question de respect de tout être sentient parce qu’il est un être sentient. On ne me fera pas croire que les membres d’un parti prêt à discriminer, chasser et haïr des êtres qui font partie de leur propre espèce se mettront à défendre les cochons, les chiens ou les vaches. Si on n’a aucune sensibilité envers ses congénères, comment pourrait-on en avoir envers des êtres d’une autre espèce ? La haine c’est la haine, et celui qui la ressent ne fait pas vraiment la distinction. Par quel miracle un misanthrope aimerait-il les animaux ? Il y a des gens qui disent aimer les animaux et détester les humains mais cela relève plutôt d’une énorme déception et d’une redirection de leurs sentiments. Certains n’aiment les animaux que par dépit des humains. Or cela n’est pas un vrai amour qui est un amour de substitution. On dit souvent que l’on n’a pas deux cœurs, un pour les humains et un autre pour les animaux. Cela va aussi dans l’autre sens. Les humains sont des animaux et celui qui n’a pas de cœur pour les humains n’en aura que très difficilement pour les animaux.

  1. La cohérence morale dans la cause animale

Ne nous leurrons donc pas, le véganisme est une lutte contre la domination et le mal que subissent les plus faibles, une aspiration à plus de justice pour tous les êtres sentients. A des moments, ce sont les humains qui sont dans le camp des faibles et des opprimés. Rien ne justifie d’être indifférent à cela sous prétexte que l’on défend les animaux. La souffrance c’est la souffrance, peu importe l’être qui la ressent. On ne peut être indifférent à la souffrance d’un humain sans devenir froid envers tout être sentient.

Animaux humains et non-humains, c’est le même combat qu’il s’agit de mener. Un combat contre toutes ces structures qui broient les êtres, un combat contre tout ce malheur intentionnellement provoqué, un combat contre ce qui empêche chaque être sentient de s’épanouir. En cela, nous sommes tous égaux et l’espèce n’a aucune pertinence. Ce qui compte c’est notre qualité d’être sentient.

Ainsi, ceux qui divisent arbitrairement les êtres entre ceux qu’il faudrait défendre et ceux envers lesquels on peut être indifférents n’ont pas compris le sens de ce combat et sont encore dans la haine de quelque chose. Pour eux, « défendre » les animaux n’est souvent qu’une justification de leur haine des humains. Or il n’y a aucune justification pour haïr les humains dans l’ensemble et encore moins ceux qui appartiennent à un peuple ou à une ethnie différents des nôtres. La cause animale ne doit pas être le camouflage de la haine des humains. On peut s’employer à défendre les animaux sans s’employer à défendre les humains (notre temps et notre énergie sont limités). Mais on ne peut pas défendre les animaux et accepter l’oppression des humains. Ceux qui font cela appliquent ni plus ni moins un principe discriminatoire en fonction de leurs préférences personnelles, autant dire que tout ce qui les intéresse c’est seulement leur propre système de valeurs. C’est ce que l’on appelle être égocentrique, voire égoïste.

De plus, la cause animale doit envoyer aux humains un message de solidarité et d’opposition à toutes les formes de discrimination. On ne réussira jamais à aider les animaux si nous ne réussissons pas à attirer de notre côté beaucoup d’humains. Or, les idées racistes, xénophobes, homophobes et autres ne font qu’éloigner ceux qui pourraient adhérer à notre cause. Le reproche nous est vite fait de n’aimer que les animaux et de détester les humains. C’est ainsi que nous comptons attirer le plus de militants possible ? En fermant les yeux sur des discriminations et des idées absolument inacceptables ? La fin ne justifie pas les moyens. Elle ne les excuse pas non plus. Mais de toute façon, sans faire adhérer la majorité des humains à nos idées nous n’avons absolument aucune chance de bien aider les animaux. Et cette possible adhésion ne se fera jamais si nous faisons des compromis avec ce qui est inacceptable pour la morale commune. On dit qu’il y a environ 20% de racistes en France (je caricature un peu). Ne serait-il pas plus profitable de s’attirer la sympathie des autres 80% plutôt que de faire l’inverse ? Les potentiels défenseurs des animaux ne se retrouvent pas exclusivement parmi ceux qui ont des idées racistes, tout au contraire. Pourquoi alors, ne serait-ce que pour une question de stratégie (si on laisse de côté la morale), ne pas fermement condamner et exclure tout propos raciste de nos discours ? Préférons-nous sympathiser avec les 20% ? Est-ce stratégiquement raisonnable (encore une fois, je laisse de côté la morale) ? Non, évidemment que non. De même pour les discours homophobes. Le gouvernement autorisera le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels. Les citoyens français sont majoritairement pour. Ne serait-il pas mieux de nous attirer la sympathie de cette majorité ? Vous voyez, quelle que soit la façon de regarder le problème, nous n’avons aucune justification ni aucune raison d’accepter des idées rétrogrades et discriminatoires à l’intérieur de cette noble cause. Mais attention, il ne s’agit pas d’exclure les gens de manière arbitraire, mais seulement de bien définir le cadre et les limites de notre lutte pour éviter tout compromis et tout flou possible. Certains disent qu’il faut aller vers ce qui fait consensus : eh bah, ce qui fait consensus c’est qu’il est moralement inacceptable de discriminer les gens en fonction de leur couleur de peau, de leur culture, de leur sexualité et j’en passe. Si vous voulez faire un consensus, le voilà. Et tout cela, c’est de la politique, nos idées et nos comportements concernent la vie en société, donc la politique. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait.

Alors, au-delà de nos différences, il faut nous unir pour que ce monde soit meilleur pour tous et pas seulement pour ceux qui nous intéressent personnellement. Tous les êtres sentients, qu’ils soient ou non aimés par notre « moi », ont le droit à la considération égale de leurs vies et de leurs intérêts. Il faut exclure de la cause animale tout propos et tout comportement propre à créer un monde pire que celui qui existe déjà. Toute discrimination, quel que soit le groupe discriminé, est propre à créer un monde pire que celui présent. Ainsi, tout soutien, acceptation ou indifférence à la discrimination doit être banni de la cause animale. Est en jeu non seulement la cohérence de notre combat, mais aussi le projet du monde nouveau que nous avons la prétention de porter.

Pitié pour la condition animale

SILENCE, ON SOUFFRE !

« La tragédie du jour suivant, écrivait Edward Gibbon (1) à propos des spectacles romains, consista dans un massacre de cent lions, d’autant de lionnes, de deux cents léopards et de trois cents ours. » Le temps de ces spectacles odieux est révolu (même si divers combats de coqs ou de taureaux font penser qu’on pourrait encore remplir un cirque avec des amateurs de sang). Mais la vérité, si l’on consent à la regarder en face, est que notre société fait preuve d’une plus grande et plus secrète cruauté. Aucune civilisation n’a jamais infligé d’aussi dures souffrances aux animaux que la nôtre, au nom de la production rationnelle « au coût le plus bas ». Pour sept cents fauves massacrés un jour de fête dans l’Empire romain, ce sont des millions d’animaux que nos sociétés condamnent à un long martyre.

N’ayons pas peur des mots : la France est couverte de camps de concentration et de salles de torture. Des convois de l’horreur la sillonnent à tout instant et en tous sens. Pour cause d’élevage intensif, les fermes, devenues des « exploitations », se sont reconverties en centres de détention à régime sévère, et les « fillettes » de Louis XI passeraient pour de véritables hangars face aux dispositifs où l’on enferme des créatures que la nature avait conçues pour la lumière, pour le mouvement et pour l’espace.
En France, 50 millions de poules pondeuses -à qui l’on a souvent tranché le bec au fer rouge- sont incarcérées à vie dans des cages minuscules où elles ne peuvent ni dormir ni étendre les ailes, mais seulement absorber une nourriture éventuellement issue de fosses septiques et de boues d’épuration… Les truies sont sanglées jour et nuit dans des stalles qui leur interdisent toute espèce de mouvement, et ce pendant deux ans et demi… Des veaux de 145 kg sont enchaînés dans l’obscurité en cases de 0,81 m… Des poulets, dits « de chair », ont les flancs si hypertrophiés que leurs os ne les portent plus et qu’il leur est impossible de se déplacer. Au moyen d’un tube de 40 centimètres enfoncé dans l’oesophage, des appareils pneumatiques font avaler chaque jour 3 kilos de maïs brûlant (l’équivalent de 15 kilos pour un humain) à des canards et à des oies immobilisés dans des « cercueils » grillagés, puisque, de toute façon, ils ne peuvent plus se tenir debout. Pour finir cette existence qui a surtout le mérite d’être brève, beaucoup seront transportés dans des conditions effroyables, entassés sans nourriture, sans soins, sans eau, au cours de voyages proprement étouffants, interminables et souvent fatals. Qui a vu cela ne l’oublie plus jamais.
En Chine, où il est courant d’ébouillanter et d’écorcher vifs les animaux, des ours sauvages sont enfermés jusqu’à ce que mort s’ensuive dans des cages où ils ne peuvent pas même s’asseoir et où ils perdent jusqu’à l’usage de leurs membres. Une sonde est en permanence enfoncée dans leur foie pour y prélever la bile, utilisée en médecine traditionnelle. En Occident, la « communauté scientifique » fignole des animaux d’un genre nouveau : sans poils ni plumes ni graisse, aveugles et dotés de quatre cuisses, manifestement conçus pour le bonheur au grand air ! Il serait long, et pénible, de multiplier les exemples.
Pour ces millions, pour ces milliards d’animaux, le simple fait de vivre, depuis la naissance jusqu’à la mort, est un supplice de chaque seconde, et ces régimes épouvantables leur sont infligés pour des raisons si mesquines qu’on a peine à croire que des êtres humains puissent s’en prévaloir sans honte : une chair plus blanche, quelques centimes gagnés sur un oeuf, un peu de muscle en plus autour de l’os. « Cruelles friandises », disait Plutarque (2).
Quant aux animaux sauvages, pour n’en dire qu’un mot, on se doute qu’ils ne sont guère épargnés par le piège, le fusil, le poison, le trafic, la pollution ou la destruction de leur habitat. 8 500 espèces de vertébrés sont menacées d’extinction à court terme. L’homme est seul responsable de cette extermination qui ne peut être comparée qu’aux extinctions massives du mésozoïque. Au Cameroun, les grands singes sont actuellement victimes de ce qui mérite pleinement d’être appelé une destruction systématique, comparable à une sorte de génocide. Et, dans le domaine de la protection des animaux sauvages, ce n’est certes pas la France qui pourra donner des leçons, elle qui montre tant de zèle à légaliser le braconnage.
On a vu récemment de monstrueuses hécatombes (3), de terribles holocaustes (4) où les animaux étaient non pas « euthanasiés », comme on le dit pudiquement, mais massacrés et brûlés par milliers, par millions en Grande-Bretagne, victimes d’une maladie le plus souvent sans réelle gravité (la fièvre aphteuse), mais coupables de gêner le commerce et de déprécier la marchandise. Il faut d’ailleurs savoir que les abattages continuent après l’épizootie et que 450 000 vaches saines sont actuellement sacrifiées en France à « l’assainissement du marché ». Ce traitement, déjà révoltant quand il s’agit de lait ou de choux-fleurs, est-il admissible sur des êtres sensibles, affectueux et craintifs, et qui ne demandent qu’à vivre ? Rares ont été les professionnels qui se sont plaints d’autre chose que du montant ou de la rapidité de versement des primes au moyen desquelles on s’acharne à maintenir coûte que coûte une agriculture de cauchemar : un système d’indemnités après sinistre, une prime à la torture et à la pollution ? Qui n’a pensé aux pires horreurs médiévales en voyant ces crémations en masse, ces charniers remplis à la pelleteuse ? A quelle horreur veut-on nous préparer en appelant « sensiblerie » ou « zoophilie » toute compassion à l’égard de la condition animale ?
Ces condamnés sans langage
Les sentiments et les affaires n’ont jamais fait bon ménage, mais il semble quand même qu’on ait franchi les limites du supportable. Un producteur fait-il encore la différence entre une créature qui souffre et un objet manufacturé, quand il appelle un veau « le produit de la vache » ? Et alors qu’on entend de plus en plus souvent parler d’« organes vitaux » pour les voitures et de « pièces détachées » pour les corps ?
Il est vrai que partout des hommes, des femmes, des enfants sont victimes de l’injustice, de l’arbitraire, de la misère ou de mauvais traitements, que l’humiliation du prochain est un principe universel, que trop d’innocents croupissent en prison. Mais les souffrances s’additionnent sans s’exclure. « Dans le combat pour la vie, écrit Raoul Vanegeim, tout est prioritaire. » Peut-on être heureux quand on sait que d’autres êtres vivants, quels qu’ils soient, gémissent ?
Ceux que la souffrance animale laisse indifférents, fait sourire ou hausser les épaules au nom des « priorités » devraient se demander si leur réaction ne ressemble pas à celle des adeptes de l’inégalité, partisans de l’esclavage jusqu’au début du XIXe siècle, ou des adversaires du vote des femmes voilà à peine plus de cinquante ans. Au Cambodge, au Rwanda, dans les Balkans et ailleurs, n’a-t-on pas fait valoir également une « priorité » entre les plus proches voisins de nationalité, de religion, de « race » ou de sexe pour renvoyer les victimes à l’étrangeté, et si possible à l’animalité, afin de les éliminer plus facilement ?
Notre compassion est-elle si limitée qu’il faille établir des hiérarchies subjectives entre ceux qui méritent d’être sauvés en premier lieu, puis en second, puis plus du tout ? Faudra-t-il attendre qu’il n’y ait plus un seul Européen dans le malheur avant de se soucier des Africains, ou que tous les humains soient comblés pour s’occuper des animaux ? A quel odieux « choix de Sophie » serions-nous alors sans cesse confrontés ?
Claude Lévi-Strauss a écrit : « L’homme occidental ne peut-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt que né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ? (…) L’unique espoir pour chacun d’entre nous de n’être pas traité en bête par ses semblables est que tous ses semblables, lui le premier, s’éprouvent immédiatement comme des êtres souffrants. »
Au risque de choquer, demandons-le franchement : pourquoi les hommes auraient-ils le droit de se conduire avec les non-humains comme des barbares avec des innocents, et faudra-t-il toujours être l’inquisiteur, le démon, l’esclavagiste ou l’oppresseur d’un autre ? Quelle vie est a priori méprisable ? Tant que certains se croiront autorisés à maltraiter un être sensible parce qu’il porte des cornes ou des plumes, nul ne sera à l’abri.
La cause des animaux a beaucoup avancé, dans les faits comme dans les mentalités. Rien qu’en France, des dizaines d’associations la défendent, et jamais elle n’a rassemblé dans le monde autant de militants. Quatre-vingt-dix pour cent des Français se déclarent prêts à payer 15 centimes de plus un oeuf de poule libre. Même la législation évolue. Mais peu, et lentement. Et les phénomènes d’extinction massive et d’élevage intensif rattrapent vite les quelques avancées, non pour des motifs sentimentaux ou philosophiques (car l’opinion s’indigne sincèrement des brutalités envers les animaux), mais, encore une fois, pour cette même raison économique, qui s’oppose obstinément à la sensibilité individuelle.
Aux innombrables condamnés sans langage qui espèrent de nous des gestes qui ne viendront pas, nous n’avons à offrir que de bien piètres signes. On ne s’attend pas à ce que les Français deviennent tous végétariens ni, comme certains le demandent, que les droits humains soient étendus au singe. Mais quelle honte y aurait-il à faire un pas dans le sens de la compassion, à créer par exemple un secrétariat d’Etat à la condition animale comme il y en a un à l’économie solidaire ? La Belgique n’a pas craint de le faire. La Pologne a renoncé au gavage ; la Grande-Bretagne envisage d’interdire la chasse à courre. Malgré sa politique agricole, l’Europe s’est déjà timidement mais réellement penchée sur la question de l’élevage, de la chasse, de l’expérimentation et du bien-être. Tôt ou tard, on s’indignera massivement que des hommes aient pu torturer des animaux, même pour des raisons économiques, comme on s’indigne aujourd’hui des massacres romains, des bûchers, du chevalet et de la roue. N’est-il pas préférable que le plus tôt soit le mieux ?
Armand Farrachi.
Animal, Idées

Armand Farrachi
Ecrivain et essayiste, auteur, entre autres, de : Les Ennemis de la terre, Exils, Paris, 1999 ; Les poules préfèrent les cages, Albin Michel, Paris, 2000.
(1) Edward Gibbon (1737-1794), historien anglais, auteur en particulier d’un livre très célèbre : Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, en 1776.
(2) Plutarque (49-125), biographe et moraliste grec, auteur en particulier des Vies parallèles.
(3) Du grec hékatombé qui veut dire : « sacrifice de cent (hékaton) boeufs (bous) ».
(4) Du grec holocaustum, « brûlé tout entier ».